Il n’y a rien de pire qu’une entreprise qui ment dans son storytelling. Le public se sent trahi, les valeurs affichées s’effondrent, la crédibilité en prend un coup. Cerise sur le gâteau : cela peut même servir d’exemple pour les détracteurs d’une idée progressiste.
C’est en substance ce qui est en train d’arriver à la marque Patagonia, depuis qu’une enquête a révélé que cette dernière trahissait ses valeurs.
Dans cet article, nous allons évoquer l’importance d’une cohérence narrative, la puissance des récits « d’enfouissement », la réactance politique et les causes profondes de ces déceptions marketing.
Qu’est-ce qui s’est passé avec Patagonia ?
Patagonia est connue du grand public français depuis que son fondateur Yves-Chouinard a décidé en 2022 de faire, je cite, de « La Terre son seul actionnaire ». Concrètement, Patagonia produit et vend des vêtements de sport (genre Décathlon, quoi) depuis 1985 avec la promesse de faire une mode et un monde meilleur.
La Presse française en avait fait les gorges chaudes ! Voilà un merveilleux exemple d’entreprise engagée ! On parlait même de « pionnier de la transparence » ! Pour le magazine Stratégie, Elisabeth Laville, fondatrice du cabinet « Utopies » écrivait un édito titré « Patagonia n’en finit pas d’ouvrir des voies » [1]. L’édito n’étant qu’une longue ode à la marque. Exemple frappant de la connivence entre auteurs et entrepreneurs et de la création du storytelling en direct.
Car, l’édito rappelait les engagements de la marque :
- « Taxe volontaire pour la Terre » en 85,
- Création du « 1% for the Planet » en 2002,
- Coton 100 % bio,
- Certification des conditions d’élevage des oies…
Et sur le site, la marque met également en avant tout particulièrement sa dimension humaine, écologique, responsable.
Et vous avez tout le storytelling mis en action :
- Des images de la nature à préserver,
- un onglet « activisme » dans le menu,
- Un bouton « Take Action » qui renvoie vers une page qui propose de supporter et de participer à des actions écologiques proches de chez vous,
- Un slider qui propose immédiatement de signer une pétition,
- Des catégories de shops montrant des humains en train de vivre dans la nature,
- Une slide sport extrême,
- Un encart de Blogging qui raconte les « dernières histoires » centrées autour de l’humain et de la nature encore,
- Le rappel final de leurs valeurs.
Est-ce que j’ai besoin de vous faire l’analyse de leur page à propos ? J’en doute, et je n’ai pas le temps. Vous l’avez compris : Patagonia est LA marque de mode qui propose de se vêtir et de consommer de façon éthique à des prix… eh bien, qui vont avec, hein. Là où Décathlon pourrait proposer une combinaison de surf à partir de 45 €, Patagonia la fait à 270 €.
Normal, me direz-vous ! Ce n’est pas fabriqué au Sri-Lanka par des femmes et des enfants exploités, comme chez Décathlon ou Sein !
Ah bon ? Qu’en pense Kevin Fernando, directeur d’une usine de production Sri Lankaise ?
« Jusqu’à présent, nous n’avons pas vraiment remarqué de différence entre travailler avec Patagonia et travailler avec Primark ou Decathlon »
Source : Patagonia : la marque symbole de la mode éthique accusée d’exploiter des ouvrières textiles publié sur le site de Novethic [2]
OH ! Mais dites-donc !! Comment pourrait-il dire cela, si Patagonia n’y a pas ses usines ?
Le collectif de journalisme Follow the Money a mené l’enquête [3]. Et devinez quoi ? Patagonia sous-traite la conception de ses produits à des usines au Sri Lanka et au Vietnam qui sont très loin de respecter leur « charte de bonne conduite ». On parle d’exploitation animale, d’exploitation humaine, de pollution…
En clair : une entreprise comme une autre.
Quand le storytelling mensonger fait des ravages… avec votre complicité
Oh, en voilà un titre putassier ! Et pour cause, je le dis et le revendique ! Toutes celles et ceux qui vont s’offusquer de cette énième preuve que le marketing est de la manipulation et qu’on ne peut, décidément, pas faire confiance aux entreprises sont complices. Involontaires, mais complices.
Patagonia ne possède aucune usine, ce n’est donc techniquement pas elle qui exploite directement ces personnes et trahit ses valeurs. Après tout, elle a bien une charte et des contrôles pour vérifier son application, n’est-elle pas pleine de bonne volonté ?
Comme vous (ou moi), qui choisissez avec attention vos modes de consommation et essayez de vous tenir au courant des derniers scandales pour avoir une éthique consommatrice. Vous ne pouviez pas savoir que Patagonia s’arrangeait avec ses engagements !
Vraiment ?
- En 2014, Patagonia était épinglée pour avoir utilisé du duvet d’oies plumées à vif (hein, la certification, vous vous souvenez ? Elle vient de ça !)[4],
- Greepeace relève aussi que les vêtements de Patagonia sont composés de polymères chimiques,
- En 2015, elle est même accusée de vendre ses invendus,
- En 2016, c’était PETA qui montait au créneau pour les conditions d’extraction de la laine [5]
Techniquement, ces infos sont disponibles, le fait est qu’un scandale en chasse un autre. Dans l’immédiat, il va y avoir avant tout des réactions scandalisées pour dire que :
- Le marketing, c’est de la merde,
- C’est bien la preuve qu’on ne peut pas faire de l’éthique,
- Tout n’est que green-washing (ou « woke-washing » comme j’ai pu le lire).
Et puis, viendra le moment où on va dire :
« Ouiiiii, mais vous compreneeeez, ils font de leur miiiiieux ! »
Parce que, fondamentalement, c’est vrai. En effet, Patagonia fait ce qu’elle peut avec les règles actuelles du marché et de la production mondiale.
En d’autres termes : avec le capitalisme. C’est moins un problème purement éthique que politique. Mais chut, n’évoquons surtout pas cette question. Des fois que ça nous demande de nous engager autrement que sur les réseaux sociaux.
Alors, la polémique disparaîtra vite, remplacée par une autre ou tout simplement un bel engagement RSE. Les scandales dans l’industrie capitaliste ne manquent pas ! Cela ne change rien à l’image de marque actuelle des entreprises.
Une preuve, s’il en fallait : Il y a eu 14 interpellations d’écologistes mardi dernier [6] suite à une de leurs actions menée en 2022. Leur crime ? « dégradation en réunion » et « association de malfaiteurs ». Ces militants s’étaient introduits sur un site de LaFarge pour taguer « C’est qui les dindons de la Farge » sur un mur et « désarmer par surprise » l’usine de la Malle à Bouc-Bel-Air (Dep 13). Tandis que les termes « d’éco-terrorisme » sont lâchés à tout bout de champ, l’entreprise LaFarge, elle, a été mise en examen pour complicité de crimes contre l’humanité, s’ajoutant à « financement de groupes terroristes » et de « mise en danger de la vie d’autrui »[7]. Pourquoi ? Oh, ils auraient financé et collaboré avec le groupe terroriste Daech…
Mais qui s’en souvient, hein ? Apparemment, personne, parce que la narration est centrée sur ces pauvres grandes marques victimes de la haine des riches en France et autres joyeusetés que l’on peut lire partout sur LinkedIn ou encore Twitter.
Ce qu’on retiendra de cette histoire
Que le Capitalis pardon, le marketing, c’est mal ! Il ne faut pas mentir aux gens. Mais « En même temps », les entreprises n’ont pas vraiment le choix. Et « En même temps », il faut bien avoir le droit de consommer et de faire du profit. Et puis, on n’aime pas la réussite dans ce pays.
Blague à part, comme tous les scandales, ça va enfler et disparaître. Il ne restera aucune vraie trace lorsque la communication aura fait son travail. A la grande limite, c’est encore une fois le marketing qui va s’en prendre plein les dents, comme si fouetter le messager allait inquiéter l’émetteur.
Oui, fondamentalement, nous vivons dans une époque de mensonges. Le storytelling est partout et il nous pousse, bien souvent, à financer et soutenir des entreprises ou des personnes dangereuses pour le bien commun.
Maintenant, dézoomons deux secondes : les ONG utilisent aussi le storytelling. Votre amie qui lance sa marque de solution anti-gaspi utilise aussi le storytelling. VOUS utilisez en permanence le storytelling pour vendre votre opinion, votre personne, vos produits. Au travail, en famille, avec vos amis.
Tout le monde utilise le récit pour faire passer des messages. Le problème ne vient absolument pas du storytelling.
Si vous vous dites « Et allez ! C’est toujours la même histoire ! », c’est peut-être que, justement, ce n’est pas la faute du pouvoir narratif, mais bien des narrataires.
Qu’ont en commun cette somme de storytelling réceptifs ? Ces marques qui nous trompent ? L’appât du gain ? La volonté de réduire toujours plus leurs coûts ?
Tiens, ça me rappelle quand même vaguement un concept économique ou deux…
Sources :
[1] Patagonia n’en finit pas d’ouvrir des voies sur Stratégies
[3] Enquête de Follow the Money à propos de Patagonia
[4] Notre avis sur Patagonia : vraiment éthique et responsable ? sur le site d’Homère
[5] Comment Patagonia réagit au scandale de la laine sur l’Équipe
[6] Infractions contre une usine Lafarge : quatorze interpellations d’écologistes sur France 24