Épisode 9
La coolitude de la servitude
Dans ce nouvel épisode, on analyse comment notre société normalise le stress et joue du storytelling pour nous vendre des compléments alimentaires et des solutions miracles pour "rester zen"

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L'article Elle à retrouver
L'article ELLE qui exorte à reprendre le contrôle sur son stress quotidien grâce à des "petits objets".
"Toujours en train de vous ronger les ongles ou de penser à votre programme chargé ? Le stress a des effets plus ou moins importants selon les personnes. Pour certaines, il suffirait de presque rien pour l’évacuer. Un livre de coloriage, un tapis d’acupression ou bien des sels de bain relaxants… Détendez-vous grâce à ces 7 objets zen."
Les musiques de l'épisode
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Le texte brut de cet épisode
Un jour, dans une salle marketing du grand Capitalisme, quelqu’un a eu une idée lumineuse : « et si on rendait le surmenage super sexy ? ». Jean-Marc a applaudi avec ses doigts encore plein d’sucre du brunch, et Clémentine a hoché la tête avec ferveur en espérant être embauchée après son stage. Tout ce beau monde en était certainement à sa 50 millème heure supplémentaire, était très probablement en froid avec son cardiologue et devait déjà penser à « mon dieu tout ce qu’il y a à faire, mais j’aurai jamais le temps… ! » après la débauche.
Ce qu’il y a de bien avec ces gens-là, c’est qu’on peut leur vendre deux choses : de la vacuité, et des traitements pour le supporter.
[Musique un homme pressé]
L’épisode d’aujourd’hui m’a été directement inspiré par ma propre complainte : « Putain, mais j’ai vraiment pas le temps… ». Une réflexion qui me poursuit 50 fois par jour, et qui, concernant le podcast, dure depuis avant Noël. Et c’est factuel : si je veux pouvoir dormir suffisamment pour ne pas perdre la tête, je suis obligée de prioriser certaines tâches, et force est d’admettre que j’en ai trop pris cette année.
Au narratif de la mom’preneur, de l’auteur qui tente d’écrire son nouveau livre, et de l’épouse qui fait aussi tourner un ménage avec une vie sociale active, se sont ajoutés le podcast cette année, la rédaction du manuel en storytelling et désormais, un mi-temps salarié dans une agence porteuse d’avenir. Et si j’ai supprimé (à tort), les 30mn de sport quotidiennes sans avoir encore renoncé à faire sauter la douche, force est de constater qu’il y a clairement des choses en trop dans mon planning.
Pourtant, d’autres y arrivent, se surmènent, se démènent et se surpassent.
Ce narratif d’une vie à 100 à l’heure semble parfaitement intégré, à tel point qu’on invente des repas à boire et qu’on préconise des allongements de temps de travail à tout va. Psychotropes, sucreries, pauses bien-être et évasion sont les béquilles cyniques d’un mode de vie malsain. Et en réponse, zenitude et slow-choses pullulent en autant d’injonctions qui, si elles ne sont pas libératoires sont pour l’instant supplémentaires.
Consommer pour mieux se consumer, c’est l’objet de l’épisode du jour.
[Générique]
Dans un open space cliché, un homme à l’allure pathétique panique devant son écran : les indicateurs s’effondrent les uns après les autres pour tomber dans le rouge. Derrière lui, son petit et chauve manager au regard de fouine le surveille de très près. Soudain, tous les écrans sont rouges et les téléphones sonnent dans tous les sens. L’employé se lève, on entend son cœur battre, il peine à respirer. Il passe à côté du box de l’employé du mois au bureau et costume impeccables. Il est très détendu, marque 3 paniers corbeille d’un geste nonchalant. Lui, c’est un winner. Notre héros, non. Quand il croise la plantureuse blonde préposée au courrier qui se cambre en espérant attirer son attention, il n’en fait d’ailleurs rien. Parce que c’est un raté dans son travail… et dans sa virilité. Il continue sa route comme le looser qu’il est. En chemin, des jumeaux lui font un salut accompagné d’un grand sourire malsain. Il n’a pas fait un pas qu’il s’arrête net, une grimace de douleur au visage. Il se retourne vers les jumeaux qui font un nouveau salut, toujours avec le sourire, et cette fois semblent prendre la responsabilité de ce qui vient de le blesser. Quoi donc ? Quand il avance, on voit son dos criblé de stylos, règles et autres post-it. Courbé, le corps ployant sous le stress et la vie de bureau, barbe négligée et cravate desserrée, il arrive devant le distributeur de Kit Kat. Il se redresse fièrement en souriant en lisant le slogan : « Have a Break, Have a Kit Kat ». La suite, vous vous en doutez, il croque dans la friandise et s’évade. Le spot nous laisse sur un cliffhanger que nous ne pourrons résoudre dans ce podcast, car le site vers lequel la vidéo pointe n’est plus disponible. Cette campagne menée par l’agence JWT en 2008 pour Kit Kat reprend tous les éléments que l’on connaît depuis des décennies autour du travail : c’est un panier de crabes, un lieu de souffrance et de stress. Vous êtes le raté qui se fait malmener par son boss, le raté qui n’atteint pas ses objectifs et ne peut jamais résoudre les pires problèmes. Le raté qui n’aura jamais « la femme en rouge », le raté qui se fait trahir par ses collègues. Votre seul allié, c’est Kit Kat, qui vous soulage, vous comprend, vous emporte loin de ce quotidien de souffrance.
Cette narration du looser qui s’échappe est un classique dans la création de récit. C’est ce qu’on appelle le thème « En route vers le succès », un thème récurrent où une personne qui n’est rien finit par tout avoir. Il y a généralement la notion de revanche sur l’injustice, des gens ou une situation. Dans le film Wanted, mal adapté du comics éponyme, le héros, Wesley est présenté comme étant le looser de base. Ce dernier brise d’ailleurs le 4e mur en s’adressant directement à nous. On le voit au travail, avec sa détestable manageuse fêtant son anniversaire. Il se moque de son travail « l’intitulé exact de mon post est manager gestion comptabilité. Avant j’étais service client comptabilité. Mais un gars nous a expliqué qu’on ne devait pas servir le client, mais le gérer. » L’image change et on voit une femme coucher avec un mec dans un appartement. Le héros continue : « Je vis avec une fille que je ne gère pas et ne sers pas non plus. Celui qui l’a serré, par contre, c’est Barry, mon meilleur ami, qui est en train de la sauter sur une table Ikéa que j’ai pas payé bien cher. » La suite montre un couple qui s’engueule, un héros qui en a marre de son taff, une manageuse qui le harcèle, un compte en banque dans le rouge, bref… une vie de merde. Celle qu’on a tous.
[Musique NIN]
Le montage du film se fait dans l’exploration de ce quotidien marqué par cette musique de Nine Inch Nails, intitulée « Every day is exclacly the same ». Wesley est coincé, comme nous tous, dans cette vie déprimante. Cette vie dépeinte dans Fight Club qui moquait déjà la frénésie Ikea. Jusqu’au soir où… le plot frappe à sa porte par l’entremise de Fox (jouée par Angelina Jolie). Fox plonge alors brutalement le pauvre Weasley dans un univers de supers tueurs de comics aux effets de balles impossibles et aux comptes en banque mirobolants. Avant même que le héros n’apprenne les arcanes de leur confrérie, la première libération est donnée 1er quart du film : la manageuse pousse encore à bout Weasley. Mais au lieu de déclencher la crise de stress habituelle, elle le pousse à réagir. Le héros lui hurle dessus ses 4 vérités et quitte son job à la con, il croise ensuite son collègue et meilleur ami et lui dévisse la tête avec son clavier. Les touches et une dent volent au ralenti pour former les mots « fuck you » pendant que le thème musical du film démarre.
[Thème]
Composé par Danny Elfman, ce thème tranche avec la lassitude du précédent. Il montre que le héros reprend sa vie en main, il est militaire, masculin, rock.
Considérée comme particulièrement jouissive, cette scène est une catharsis pour tout spectateur. Nous avons besoin que la personne malmenée par la vie prenne sa revanche. Qu’elle ait ce moment de succès incroyable. Qu’elle devienne le bourreau des banques ultra sexy qu’est Tyler Durden sous les traits de Brad Pitt. Ou qu’elle devienne l’assassin revanchard, richissime et cool de Wanted.
Mais si ces personnages nous soulagent au cinéma, au quotidien, il faut bien jongler avec ce mal-être devenu trope narratif. Le marketing s’en empare et en rit, montrant que ce sont les petites pauses d’attentions et de sucre qui nous font supporter ça. Quand ce ne sont tout simplement pas les psychotropes.
[Spot publicitaire]
La petite musique enjouée et la voix féminine souriante nous donnent envie de traiter cette question avec légèreté. Oh, oui, le stress au travail, on connaît bien ! D’ailleurs, le spot de Sanofi pour le complément alimentaire « Stress Resist » présente sa cible : une femme au travail, active et zen, contrairement aux autres collègues, qui succombent au stress et au surmenage. Grâce de petites gélules, bye bye les angoisses et bonjour la gestion performante de la wonderwoman des buildings.
Les femmes, précisément, sont la cible de ce marketing du zen ultra agressif. On joue les cartes du surmenage professionnel, marital et maternel pour vendre des produits et services sensés apporter du soulagement. Compléments alimentaires pour gérer le stress ou mieux dormir, soins détente pour se ressourcer ou encore objets en tout genre vendus dans des articles sponsorisés. C’est le cas par exemple de cet article de Elle, titré « 7 objets anti-stress pour être plus zen » et qui introduit sa liste comme ceci :
« Toujours en train de vous ronger les ongles ou de penser à votre programme chargé ? Le stress a des effets plus ou moins importants selon les personnes. Pour certaines, il suffirait de presque rien pour l’évacuer. Un livre de coloriage, un tapis d’acupression ou bien des sels de bain relaxants… Détendez-vous grâce à ces 7 objets zen. »
[liste]
Et systématiquement le storytelling prend le pas en jouant la carte de la proximité :
« avez-vous déjà pensé à diffuser une odeur apaisante dans votre voiture ? C’est pourtant là que née le stress dès le matin quand vous vous retrouvez coincée dans les embouteillages. »
« Trouver le temps de prendre un bain, c’est déjà une bonne chose pour une femme stressée. »
Évidemment, le marketing a toujours été fondé sur la réponse aux besoins et aux « pain point » consommateurs. Mais dans le cas du marketing associé aux notions de souffrances psychiques, il y a une double rhétorique qui monte :
· C’est tout à fait normal d’être constamment sous pression.
· Ne pas gérer, c’est ne pas se surpasser.
Reprenons les deux spots que nous avons vu, le premier sur Kitkat mettait en opposition le salarié stressé et looser au winner qui était si zen qu’il arrivait à s’amuser au travail. Ou, en d’autres termes : le travail est une source de plaisir pour lui, puisqu’il domine sa condition.
Chez la femme qui prend son complément : tout le monde est en échec, sauf elle qui avance à travers l’open space, conquérante et victorieuse.
En d’autres termes, ne pas gérer est être pareil au commun des mortels. C’est être le même looser qu’est Weasley dans Wanted qui va prendre des médicaments démontrés ironiquement comme inutiles et qui deviendra un héros à partir du moment… où il rejettera ce qui le fait souffrir. Il parvient à surpasser sa condition première grâce à un allié, Fox, de la même manière que nous, pauvres mortels, surpassons la nôtre grâce à KitKat ou Stress Resist.
C’est exactement le même propos que les injonctions de coaching bien-être à ralentir, à prendre soin de soi, etc… Des injonctions qui font appel au bon sens, et qui sont toujours accueillies par des grandes oraisons sur la nécessité de dire ces choses. C’est ainsi que nous nous sommes retrouvés avec les notions de slow content ou encore des posts LinkedIn vantant le fait de débrancher pendant ses vacances et week-ends.
Ces topics célébrant la bien-être attitude, jouant la carte de la narration anti-stress se télescopent à ceux vantant le sommeil polyphasé et autres digital-nomad-aux-WC.
Pour autant, les deux axes racontent la même histoire :
C’est devenu normal, intégré, voire cool d’être surchargé et de savoir gérer. Hop un truc dans la bouche, Kit Kat ou complément, et nous sommes prêts à gérer cette journée. Nous voilà ramenés au stade oral en toute décontraction, pendus aux mamelles marketing d’un système qui se nourrit sur notre carcasse.
Les vrais winners en font des posts LinkedIn vantant les mérites du « slashing », à savoir le cumul d’emploi, et les loosers bouffent consciencieusement leurs gélules devant le dernier blocbuster cathartique racontant l’histoire d’un autre looser auquel ils sont priés de s’identifier, pour rêver à travers lui une libération chimérique.
Finalement, en storytelling comme ailleurs, le malheur fait vendre, parce que l’espoir fait vivre.
[Premières notes NIN]
[Jingle fin]